LUDION (2022) | Le Mystère et la Curiosité (Publications)

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LUDION CURIEUX

Le mystère vous laisse, comme à travers la serrure, entrevoir quelques beaux contours. Oserez-vous regarder ?

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LUDION CROCHETÉ

Le mystère s’offre capricieux. Ludion s’ébauche sous vos yeux, trait par trait, comme un vague croquis.
Après sa silhouette et sa voix : des images sans parole, et des paroles sans voix.

IMAGE SANS PAROLE
PAROLES SANS VOIX

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LUDION MIS À NU

À travers la serrure et les murs, déjà la silhouette de Ludion fut aperçue, déjà sa voix entendue. La Curiosité, si glorieusement impatiente, crocheta la serrure, brisa la porte, entra, pilla quelques images, quelques paroles.
Puis, la porte ainsi crochetée, emportant le dernier larcin, voilà que la Curiosité s’approcha d’une chambre, voulut découvrir de plus près l’œuvre secrète que le Mystère couvait entre ses griffes amusées. 
La créature, dont les cheveux ébouriffés, toison de lion, semblaient s’embraser de mille feux, dont les cernes inquiétaient même le sommeil et le cortège feutré des rêves, à laquelle sa robe de chambre donnait un atour élégant, son pantalon rayé de couleurs un éclat de bouffon, ses pantoufles un confort moelleux et coquet de bourgeois, — à la vue de l’intrus qui le tira hors de ses jeux, cette créature à l’apparence farfelue se replia dans un coin, au fond de la chambre, effarée, frissonnante. Elle fixait le fantôme perplexe qui s’avançait vers elle, qui se frayait un chemin parmi des monticules de jouets et de déchets. Entre ses doigts, le jeune casanier tenait un briquet, s’était mis à le battre frénétiquement : des étincelles jaillissaient sans flamme, au milieu du silence. L’appartement tout entier se troubla.
Ludion, démiurge solitaire, avait perdu le pouvoir que lui confiait la solitude : quelqu’un venait d’entrer dans son royaume. Sa citadelle s’effondrait. Le joueur ne jouait plus.
La Curiosité voulait savoir, et ne pouvait pas voir. Elle avait beau regarder, elle ne voyait que l’étoffe, autrement dit l’image, un simple reflet. Sous l’étoffe, le corps d’un personnage ne se tisse que de son récit ; c’est son sang, sa chair, son épaisseur, sa vitalité.
Alors Ludion fut mis à nu, maladroit effeuillage.
Et de son apparence arrachée, son histoire apparut. Jusqu’alors, le Mystère habillait plus le fantasque casanier que son propre costume, le protégeait, le cachait sous sa toge de nuit, nimbée de nuages.
Ah ! Le mystère cache pour mieux montrer, montre qu’il cache, et ne cache qu’à moitié, et surtout n’en révèle pas plus, se plaisant de voir qu’on ne se lasse jamais de chercher. Cruauté subtile, cruauté sublime. 
Et vous, derrière ce voile à présent déchiré, qu’y verrez-vous ?
Au-delà de l’image, au-delà de l’étoffe, la trame de l’histoire bientôt racontée.

DERNIER LARCIN
LUDION MIS À NU

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LUDION S’ÉCORCHANT
LUDION DÉMEMBRÉ

Ludion fut mis à nu.
Ludion s’était mis à nu lui-même. Désormais, prenant la Curiosité pour un fantôme de son imagination puissante, il s’amusait de s’offrir à son regard.
Avec fougue, il retira la première peau d’un personnage, — son costume. Il s’écorcha de sa première écorce. Il s’écorcha de son apparence visible, apparence aussi brouillée que brouillonne, qui, tout en couvrant ses entrailles creuses, trahit quelques traces opaques et fuyantes de ce qu’il n’osait pas dire : grâce aux symboles, son âme émergeait à fleur d’habits, porteurs de signes, appelant discrètement l’interprétation.
La Curiosité trépignait, ne voulut plus attendre. Artifices, fards, fioritures, postiches, détours, toute la surface était tombée ; et la chair, brodée d’une histoire enfouie, jaillissait agressive et fascinante.
Mais la chose dévoilée ne se révèle pas sans effort. La nudité n’est pas la transparence. La vérité ne se cueille pas comme une fleur, ne surgit pas comme une flamme. Effeuillant calmement ce qu’il y a de trop insolite, le Mystère réveille les sourds désirs, les malmène, les rejette, les laisse là languir, et les reprend. Il feint assez de cacher et de se cacher, fausses pudeurs de cette obscurité, rien que pour attirer. Impitoyable, il ne laisse pas voir tous les charmes, toutes les violences. Parce qu’il le sait, parce qu’il le veut : l’impatience est la terrible vertu des gens curieux. 
Ah ! Le Mystère connaît tant de choses sur ceux qui ne le connaissent pas, et cherchent à le connaître tout entier. Sa proie ? La Curiosité qui le pourchasse.
La Curiosité, d’abord troublée, puis enthousiaste, fut insatisfaite enfin. Après l’offense d’une nudité qui ne voile plus le corps, elle aperçut bien vite le leurre d’une nudité qui ne révèle pas l’âme. En voulant voir son âme, elle ne vit rien que trop peu : quelle déception ! Sous le costume, première peau, une autre peau qui lui barrait les yeux. Qui ne voit pas assez ne veut-il pas voir plus ? L’âme de l’homme curieux ne veut, de tout temps, que toucher l’âme des curieuses choses. Somptueux corps-à-corps des âmes.
Sous les ricanements du Mystère, la Curiosité ouvrit Ludion à mains nues. Elle les enfonça dans la chair, profondément. Les derniers voiles de l’effeuillage, elle les avait déchirés sans attendre.
La Curiosité se pencha, l’œil vif, sur les entrailles de Ludion.
À travers cette matière étrange qui se froissait sous ses doigts comme des feuilles de papier, elle entendit un léger murmure, elle vit une éblouissante lumière.
Les entrailles scintillaient ou s’éteignaient, selon que son regard balançait d’un côté ou de l’autre. Elle se rapprocha, tendit l’oreille : le léger murmure devint un chant grave, l’éblouissante lumière des lueurs volatiles. Fouillant encore, elle continuait de se rapprocher, et maintenant décelait mieux, dans le ventre de Ludion, les effrayants trésors qu’il renfermait : la voix d’un vieil homme fredonnait une comptine ; une flamme chétive bégayait sur un nid de débris.
Et ce nid de débris, c’était mille morceaux de miroir. Dans le miroir brisé, la Curiosité ne vit pas son visage penché, mais le reflet diffracté de mille visages différents, femmes, enfants, vieillards, apprêtés de luxe ou de haillons. 
Sous son enveloppe intime, Ludion contenait les Hommes.
« Derrière Ludion, dit le Mystère, il n’y a pas une essence, il y a votre reflet. Plus vous vous penchez, plus vous vous voyez : Ludion n’est pas vide, il est plein de vous. Il est enceint de ce chant, cette flamme, ce miroir. Vous croyez qu’il vous berce, vous réchauffe, vous reflète. Pourtant, la vieille voix vous attriste, la flamme chétive vous menace, le miroir brisé vous effraie, loin du simple plaisir, du simple confort, de la simple beauté.
« En le dévoilant, que faîtes-vous ? Vous vous dévoilez. »

La Curiosité comprit.
Elle comprit que notre casanier, persécuté par la haine, la guerre, le désir, les souvenirs, la mort, les tremblements de son corps, représente cette foule délirante qui, jusqu’à l’épuisement, s’acharnera sans relâche à trouver le repos, la paix, le plaisir, l’harmonie, et comprit à coup sûr que, sous les menaces constantes du chaos, la quiétude, hélas, ne sera jamais la meilleure de ses quêtes ; 
que la chambre de Ludion, cirque de ses jeux perpétuels, prison de ses angoisses, forme le fastueux cachot de la vie, labyrinthe si prompte à sombrer dans une ruine renversée jour et nuit de fond en comble, jonchée de créations magnifiques, ornée de détritus honteux et puants ;
que dans la lâcheté poignante de son exil, l’Homme crée ses chaînes et ses idoles, que l’orgueil qui le conduit si bien à la beauté, le plonge d’autant mieux dans la folie, que son idéal lui nuit tant, que sa chute l’inspire tant ;
qu’il enferme en étreignant tous ceux qui le libèrent, qu’il abîme en suppliant tous ceux qui le secourent, et que, pareil à Ludion qui se venge sur Salomé, la victime, tyran ridicule, ignore qu’elle persécute souvent son sauveur ;
elle comprit enfin que l’Homme, tournant en rond pour se donner des vertiges, est un fou piégé dans son imagination, un ermite piégé dans son refuge, un rêveur piégé dans son rêve. L’Homme ne serait-il pas, malgré lui, ce joueur devenu le jouet de ses jeux ?
Mais qu’est-ce qui sépare donc notre illustre casanier à l’abri derrière ses quatre murs, heureux de s’enfermer, forcé de se détendre, et tous ceux qui vivent dans ce dehors dont il croit s’être ardemment affranchi ? Rien, rien ne les sépare. Sans trêve, il est tenté par la solitude, feignant mal d’oublier ceci : le meilleur refuge hors du monde ne nous sauvera pas de nous-mêmes.

Ainsi la Curiosité comprit-elle une dernière chose : que Ludion est un cas, qu’il est un emblème aussi, qu’il est non seulement le miroir brisé de notre jeune siècle, mais surtout, plus largement, celui de tous les siècles, de tous les hommes, friands qu’ils sont des jeux et des gloires jusqu’à l’absolue perdition. Ludion, si seul, si bizarre, est universel. Le casanier, pris dans le guet-apens de ses tourments, nous rappelle que, tout envoûtantes que sont ses voluptés, tout entouré qu’il est de ses amis, de ses amours, l’Homme est seul devant le destin, seul devant sa vie qui l’excite, et devant sa mort qui l’effraie. Rien ne fait longtemps qu’il puisse y réchapper. Et pourtant, ce destin, il en détourne à tout prix le regard, le porte à l’erreur, au divertissement. Grâce à ses subterfuges fantastiques, grâce à ses distractions fugaces, il veut oublier ce qu’il y a d’inexorable, cette brève mort qui ponctue sa fin. 
Cette figure démesurée jette à nos pieds notre démesure merveilleuse que nous nous efforçons, chaque jour, de déguiser en banalité.
Oui, décidément, comme ce casanier fantasque ressemble à tous les hommes ! et, tout en le repoussant, comme les hommes lui ressemblent !

« Qu’avons-nous tous de Ludion ? Telle est la plus juste question. »

La Curiosité, possédée, voulut approfondir. Tandis qu’elle pensait conclure, sa soif insatiable de déchiffrer ne l’arrêtait plus ; les doigts au fond de ce corps, elle nuançait, s’emparait des détails, les mit bout à bout, tressa des liens entre eux, s’efforça de comparer l’ensemble et les parties avec la même précision têtue qu’on a quand on recolle les éclats d’une statuette cassée.
Le Mystère ricana de plus bel.
Sous la chair de Ludion, la Curiosité croyait avoir décelé la vérité, et se tournait toute hébétée vers ce rire méchant qui n’en finissait pas de la tourmenter.
Le rire redoubla, pendant que le Mystère lui désignait Ludion.
En songeant, en voulant le creuser jusqu’à l’essence, la Curiosité, sans le savoir, l’avait démembré comme un martyr, réduit en bouillie, découpé par tranches anatomiques, décortiqué comme de la viande mal équarrie. Il lui conviendra bientôt de le recomposer. À cet instant, tout Ludion lui coulait entre les doigts, l’engluait : le chant chatouillait encore, la flamme éclairait encore, le miroir tailladait encore. 
Elle avait compris tant de choses qu’elle ne saisissait plus rien, comme une main qui, sitôt la fleur écrasée, tente d’empoigner le parfum.
Ses mains furieuses l’avaient ouvert tout entier, mais l’âme et l’essence ne s’ouvrent pas comme on ouvre un corps, comme on ouvre une porte. Ni l’âme, ni l’essence, n’ont de clef. Si nous trouvions, d’aventure, cette clef des symboles, leurs serrures capricieuses se métamorphoseraient toujours.
À peine cette idée s’évanouit-elle qu’au cœur de Ludion, la vieille voix se tut, la flamme chétive s’éteignit, le miroir ne refléta plus. La chair se mit alors à frissonner, comme galvanisée, prise de tremblements vagabonds. 
Le Mystère ne ricanait plus.

***

HOMMAGE À LA FAMILLE LUDION :
ÉPOPÉE DES COULISSES

La Curiosité trempait encore ses yeux perplexes dans la bouillie charnelle de Ludion, quand tout se mit à trembler sous ses doigts. Ce corps déchiqueté gargouillait, une sorte de ventre monstrueux, jonchant le sol de la pièce.
Le Mystère ne ricanait plus. Très vite, il se pencha sur ce fatras nauséabond, cette flasque confusion de lambeaux, qui poussait d’étranges soupirs, des gémissements douloureux. Alors qu’il y plongea promptement ses mains, la chair de Ludion redoubla de gémissements et de secousses. 
Avec respect, mais à grand-peine, le Mystère se concentrait.
La Curiosité n’osait plus regarder.
Tout à coup, les secousses s’arrêtèrent, et les gémissements aussi ; le Mystère sortit ses mains, refermées l’une sur l’autre, s’enveloppant, comme une sphère sacrée qui gardait une idole. En s’ouvrant, les mains contenaient un mirage étonnant : se dressait là, dans les deux paumes couvertes d’un sang bien rouge, une assemblée miniature d’hologrammes souriants.
Le Ventre, mis en pièce, avait mis au monde.
Ce qui venait de surgir de Ludion, c’étaient tous ses créateurs, toute sa famille, c’était la Famille Ludion qui lui avait donné le jour.
L’Enfant avait accouché de sa Famille.
Il avait accouché de son propre accouchement, de ses origines. Cette vision brève, parcellaire, fulgurante, cet œil jeté dans les coulisses de sa genèse, fit apparaître à travers la créature un aperçu de ses créateurs et de sa création.
Sous les yeux ébahis de la Curiosité, l’illusion flottait ondulante, presque serpentine ; hérissés au-dessus d’eux, les longs doigts du Mystère s’agitaient, manœuvrant des fils invisibles.
La Famille Ludion affichait un si grand sourire.
Et, tout en souriant, presque solennelle, la Famille Ludion parla d’une même voix :

« Avant d’y arriver, comme on a dû boiter !
« Héroïne d’une épopée qu’on raconte si peu, la Famille Ludion brava tant de péripéties :

« Malgré notre ignorance sur l’aspect technique,
« malgré l’absence d’enseignement en la matière,
« malgré une campagne de financement qui n’a pas connu le succès,
« malgré des moyens si restreints, un budget dérisoire (8000 euros pour un film de plus de deux heures),
« malgré l’écriture lancinante du scénario, des dialogues écrits en peu de temps, chaque jour raturés, chaque nuit réécrits,
« malgré des conditions de tournage souvent défavorables, clandestines, fastidieuses,
« malgré l’abandon de certains comédiens qui se sont désistés au dernier moment (y compris le comédien principal, remplacé à la dernière minute par le charitable et prodigieux Robinson Courtois),
« malgré les douleurs physiques intenses causées par les accidents de tournage (plaies, hématomes, myalgies, rhumatismes, etc.),
« malgré l’épuisement moral,
« malgré les défaillances irrémédiables des micros, des caméras, des logiciels qui s’abîment, se cassent, ou plantent,
« malgré plusieurs remontages du film entier provoqués par ces mêmes défaillances,
« malgré les professions parallèles qui bousculaient l’organisation du tournage, et jetaient l’indécision sur toutes les séances et sur tous les membres,
« malgré les refus des festivals,
« malgré l’épidémie du coronavirus, 
« malgré le confinement national qu’il convient de mettre en miroir avec le confinement volontaire de Ludion (quelle boutade du destin qu’un film sur un casanier puisse pâtir d’un confinement !), 
« malgré la fermeture des salles de cinéma qui nous contraignit à renoncer à notre rêve, nous empêcha de réunir des spectateurs dans les rangées de fauteuils feutrés,
« malgré le retour de la guerre qui s’approche aux grands galops, et fait résonner autrement l’histoire de ce film,

« sans jamais reculer devant cette armée d’embûches,
« loin des écoles, des institutions, des industries,
« nous avons dévoré des livres, des films, des tableaux, des musiques, tâtonnant, piochant sa forme dans les arts, et dans les mythes puisant le fond ;
« nous nous sommes renseignés d’arrache-pied sur le fonctionnement des caméras, des micros, des logiciels de toute nature, nous avons appris à les explorer, à les maîtriser autant que faire se peut ;
« nous avons ménagé les lumières, 
« enregistré des bruitages,
« consacré des centaines d’heures à l’étalonnage du film (autrement dit, le travail symbolique des couleurs, le maquillage des images) ;
« notre actuelle équipe de techniciens enthousiastes, rencontrés au fil du hasard et des circonstances, démultiplia ses efforts, ses bras et son esprit pour se rendre maîtresse de plusieurs domaines, pour tout entreprendre jusqu’au bout (conception, exécution, rectification), pétrie d’une inébranlable volonté ;
« notre compositeur a élaboré librement la musique originale lors de longues soirées et de nuits blanches ;
« au petit matin, peaufinés, trempés de fatigue et d’espoir, les mots à peine déposés ont été aussitôt déclamés, grâce à des comédiens tenaces qui, poussés dans leurs derniers retranchements, ont repoussé les limites de leur jeu, accumulant des prouesses, subissant des dizaines de prises par jour, un rythme effréné.

« Ce redoutable inventaire de « malgré », dont chaque vie dresse la sienne, n’a pas eu raison de la Famille Ludion, déterminée, bénévole, autodidacte.
« Ludion universel nous a réunis.
« Une reconnaissance éternelle nous a soudés.
« Plusieurs fois, ce film aurait pu ne jamais sortir.
« Plusieurs fois, sa sortie fut fortement compromise.
« Mais cette œuvre n’illustre pas seulement la tragédie de ce siècle, elle en prouve la force : sans la technologie actuelle, sans son accessibilité, sans la profusion des tutoriels sur internet, il eût été impossible de mener à bien ce film. La Famille Ludion appartient de plain-pied au XXIème siècle ; issue de la « génération internet », elle est le fruit d’un siècle qui rend chacun capable de s’engager dans une telle aventure, jadis réservée à la grande industrie. Le manque de fortune, de savoir, de prestige ne souffre aucune barrière, pour peu qu’on consente à s’abîmer la voix, les mains et l’esprit, qu’on s’adonne à la tâche avec constance, courage et rigueur, qu’on ait la persévérante intention de transmettre une histoire. Pourvu qu’on accepte les souffrances requises, et qu’on en sente la nécessité, tout apparaît possible. Puisque nous le devons, nous l’avons fait.

« Nous avons surmonté de si nombreux obstacles qu’on ne pouvait pas succomber au caprice de renoncer. En somme, si tous les obstacles ralentirent la sortie du film, rien ne l’empêcha. Ce défi, nous l’avons relevé à bras-le-corps.
« Après l’exploit de cet accouchement douteux, l’Œuvre boitait, chancelait comme un nourrisson, mais se redressait comme un héros, et surtout, hors de tous les sentiers, hors des poncifs et des caricatures, elle marchait.
« Ah, vraiment, comme on a dû boiter pour qu’elle marche !

« Grâce à chaque geste, si léger soit-il, nous sommes venus à bout de l’énorme engrenage des tribulations qui souvent broie les espoirs fragiles et les ambitions timides ; contre cette litanie des « malgré » qui nous faisait tituber à l’envi, nous avons fait front ensemble, chacun y contribuant à sa mesure, à sa manière, apportant son soutien, cherchant vaille que vaille le raffinement, cherchant la subtilité avec force. Toutes ces volontés moulèrent tour à tour l’argile de Ludion, scrupuleusement confectionnée. Chaque sacrifice porta vers le haut la Famille Ludion ; à n’importe quel prix, l’œuvre devait être achevée. Car le sacrifice n’est pas la soumission, et la vraie soumission, c’est d’abandonner sa grandeur.
« Toutefois, il est une chose plus admirable encore. Bien que, chose ironique, notre œuvre porte sur la tragédie du divertissement, les charmes de la joie n’ont jamais manqué de guider notre labeur, jamais ; ils les ont même illuminés. La Famille Ludion a su transformer cette épopée barbare, litanie d’angoisses et de sacrifices, en un carnaval perpétuel. Une famille hétéroclite, magnifique, impétueuse, irrésistible, goguenarde, ivre de fantaisie, composée d’un éparpillement hilare de bonnes âmes.
« En nous souvenant, nous versons une larme, nous esquissons un sourire.
« Ce miracle d’audace, de plaisir et de loyauté, dont peut se flatter la Famille Ludion, a transfiguré cette œuvre formidable : c’est une tragédie poignante, étonnante, troublante, — une tragédie faite avec des rires. 
« Ha ! Ha ! Ha ! »

Sur ces rires sincères, l’assemblée des hologrammes quitta les ruines fécondées de sa progéniture. Le mirage ondulant se dissipa.
Les doigts du Mystère ne remuaient plus, ni ses lèvres dont on avait pu voir à la dérobée de souples oscillations. La Curiosité resta pantoise. Avec l’aide de ce ténébreux Ventriloque, ce Ventre avait fait parler la Famille Ludion après l’avoir fait naître.
Aussitôt l’effroi découvert, la Curiosité venait de découvrir l’admiration. La naissance difficile d’une telle œuvre devrait suffire, pour le moins, à poser une couronne sur la tête de la famille qui s’est obstinée à l’engendrer. Tout effort de cette envergure, tout sacrifice au nom d’une grandeur choisie le méritent. Il y a tant de grandeurs sur terre qu’il convient d’en choisir une, et de s’y dévouer. Quand la grandeur nous fait esclave, c’est la plus noble des élévations.
Les échos de la dernière phrase survolaient toujours la scène : « une tragédie faite avec des rires, — avec des rires, — avec des rires, — avec des rires… » Et, avec les rires, les échos défilaient à grands fracas.
La Curiosité et le Mystère se recueillaient : l’hommage était un remerciement.
Puis la Curiosité dit :
« Je le sais maintenant… Quelque boiteuse que soit leur œuvre, avec ces rires, avec cette grandeur, ils veillent à faire de leur boiterie une belle façon de danser. »

***

LE LIVRE DES INSPIRATIONS

Le Mystère sortit un grand livre de sa sombre toge, sa toge de nuit.
Ses doigts, si délicats pour accoucher la Famille Ludion, le furent pour manipuler ce vaste livre. Sur la couverture de cuir qui protégeait ce grimoire sans poussière, une fleur était finement taillée.
Le Mystère dévisagea lentement la Curiosité, de pied en cap : était-elle prête à se confronter aux autres secrets ? Jusqu’alors, elle avait découvert de Ludion sa silhouette, sa voix, son visage, ses paroles, ses vêtements, son corps nu, ses entrailles, la vieille comptine, la flamme, le miroir brisé, son caractère, ses origines.
De la surface aux tréfonds, franchissant tant d’étapes sans se retourner, la Curiosité ne rechignait jamais à l’exploration.
Le Mystère ouvrit le livre ; la couverture grinça.
À ce bruit, le pêle-mêle de chair étalée par terre, qui portait naguère le doux nom de Ludion, frémit. Sans y prendre garde, jetant par moments des coups d’œil sévères à la Curiosité, le Mystère feuilletait le livre, débordant de pages, de notes, tombant en miettes tant il était consulté. À chaque page qu’il tournait, des feuilles se détachaient, volaient, se désintégraient en une pluie de paillettes indéchiffrables.
Ce livre était-il un carnet mal rangé ? À moins qu’il soit une archive balayée par une tempête, avant d’être maladroitement rassemblée ?
La Curiosité restait perplexe.
« C’est un livre précieux, c’est le Livre des Inspirations. Toutes les œuvres en ont un. Mais ses lecteurs sont rares. Des légendes racontent que, chez celui qui s’aventure à l’ouvrir, les lèvres se ferment à jamais. Qui le lit ne raconte plus. »
Ses doigts délicats ouvrirent le livre avec la minutie gantée qu’ont avec les œuvres d’art les conservateurs de musée.
Le Mystère posa le doigt sur une page. Il suivait les lignes, bien qu’elles ne suivissent aucun tracé droit sur la page, comme si l’auteur de ce livre sacré fut un ivrogne.
La Curiosité ne sentit pas qu’un instinct la poussait à reculer.
« Ah ! » s’écria le Mystère. Son doigt s’était arrêté, trop calme, presque inquisiteur.
Son doigt se promenant à travers la page, le Mystère lut à haute voix ce qui lui passait sous les yeux. À haute voix ? Non, parce qu’il chuchotait. Solennel, le Mystère chuchotait des extraits qu’il piochait ici et là, proférés de manière plus fulgurante qu’une vision, une de ces visions qu’un dieu malicieux susurre à l’homme sourd. Les pieds dans la vase puante de ce qu’il restait de Ludion, la Curiosité tendait l’oreille, n’entendait pas tout.
Alors que le calme du Mystère la terrifiait, ses chuchotements l’énervaient. Mais sa terreur paralysait sa fureur : il la frapperait d’un tel châtiment, des fois qu’elle s’agacerait. Le long de son échine, de ses jambes, de ses pieds qui barbotait dans le sang rouge, elle sentit un vent perfide lui souffler son haleine glacée.

« L’auteur, d’abord ! Ah ! » 
L’auteur puisa dans ses propres tréfonds.
Et soi-même est la première matière d’un homme.
L’auteur avait passé son enfance enfermé dans sa chambre, menant une vie de casanier forcené. Outre sa famille et ses devoirs qui le poussaient loin de son refuge et de ses rêves, rien ne lui paraissait plus magnifique que les fables, les contes, les histoires, les épopées, les légendes, tous les récits qu’il se racontait à voix basse, tous les récits qu’au pied du lit, son père lui chuchotait la veille, pour l’endormir.
L’enfant tirait de sa suave solitude les occasions de redresser son théâtre de jouets, faits de bric et de broc, de bouts de papier, de tissus, de feutres, auxquels il recourait pour modeler des objets, des vêtements, des maquillages.
Cette chambre à huis-clos, pour vaincre l’ennui, lui offrait à tout moment de déployer son imagination sans borne, sans porte, ni mur, ni fenêtre. Sans vouloir s’évader des autres, il prenait plus de plaisir à laisser s’évader son éthérée meute de songes. C’étaient les barreaux de son esprit qu’il brisait, s’agitant assis à son bureau sordide. À tout moment, dans ce sursis délicieux, dans ce prélassement carcéral, l’enfant se prêtait à son propre jeu ; qu’il est doux, à cet âge, d’échapper à l’autorité, de rêver sans entrave à l’abri des regards, de voir ce que l’on croit, de vivre enfin une idylle avec ses chimères !
Et l’enfant grandit. Parmi ses beautés et ses caprices, ses extases et ses pièges, le vieil enfant ne voulait pas grandir ; la vie s’en occupa.
Le casanier, si lentement régénéré dans la routine de son exil, est vite rattrapé par ce qu’il voulait fuir : des querelles, des malheurs, des soulèvements, des crises, des guerres. La paix ne règne dans aucun refuge. Tout entre par effraction. L’Histoire fait irruption dans le Rêve, dans l’idylle trompeuse ; grâce à la violence, la mascarade vole en éclats.

Le Mystère avait chuchoté bien plus de choses, mais la Curiosité glanait à grand-peine le flot cafouilleux des informations. Voici ce qu’elle avait entendu, ce qu’elle avait compris, ce qu’elle avait remanié, ce qu’elle avait reformulé. Toutes ces parcelles de phrases, elle cherchait à les réunir, les interpréter, supposer leur sens parfois, hésitant, se figurant ce que le Mystère avait pu lui dire dans un ordre moins décousu.
Le Mystère s’était tu, les regardait tous les deux.
Quelque chose survint. La Curiosité ne bougeait plus, cessa d’écouter. Les chuchotements, qui la forçaient à résumer l’assemblage verbal du peu qu’elle saisissait, agissaient sur la matière frémissante : elle haletait. Le souffle si doux du Mystère la faisait souffler si fort, s’ajoutant au vent glacé qui balayait la pièce.
« Ça tremble…
— Tout Ludion tremble, ses muscles, sa chair, son âme. »
Sur le sol, aux pieds de la Curiosité, les morceaux de Ludion se mettait à vibrer, ramper, grouiller, comme s’ils étaient affamés, qu’ils voulaient l’engloutir.
Pour se distraire de ce spectacle affreux, elle s’autorisa l’affront d’une question.
« Ses tremblements ? D’où viennent-ils ? De l’auteur aussi ? »
Pour la première fois, le Mystère bredouilla, ne répondit pas. La gêne suspecte ne ressemblait pas à de l’offense ; sa pudeur soudaine, ne pouvant le faire rougir, ajoutait un voile à l’ombre, de l’obscur à l’obscurité.
Et d’une voix plus basse, il lâcha :
« Je ne peux trop en dire. »
Il arracha la page sous son doigt, la jeta ; fendant l’air, elle se désintégra ; sa cendre tourbillonna, clignota d’étincelles, avalée par les coulures de Ludion qui grouillaient.
Le Mystère tourna les pages, tourna, tourna, s’arrêta sur l’une d’entre elles. « Ah ! » fit-il encore au grand désarroi de la Curiosité.
L’écriture était de plus en plus illisible, et les lignes de plus en plus penchées.
Se vengeant sans doute de la question, le Mystère chuchotait davantage. Il en ressortit grossièrement ce discours, d’après la Curiosité.

Ne réduisons pas au créateur la profondeur de sa création. De mille autres sources il s’est inspiré. Quel créateur est tout à fait sa créature ? Quel enfant devient ses parents ? Ils se ressemblent, tout au plus.
Notre auteur, tout casanier qu’il était, fut appelé par le dehors, hors de son monde imaginaire : à travers la ville, les classes sociales, les milieux, il se piqua de vagabonder partout, tressant d’imprévisibles amitiés, taquinant les dangers, subissant des agressions, touchant à l’ivresse et à la mort, soucieux d’observer dehors ce que les hommes avaient dedans.
C’est dehors, aussi, qu’il rencontrera l’amour.
Pour autant ne renonça-t-il pas aux saluts de sa solitude : en plus de ses études, il concilia calfeutrage et vagabondage, tantôt poussé jusqu’aux plus graves périls des rues sinueuses, tantôt plongé dans les livres, les essais, les faits divers.
Il était à l’affût des vérités parsemées au milieu des cavalcades humaines, des vérités inavouées, des vérités insoupçonnables, des vérités entendues, vues ou lues.
Se penchant volontiers sur cette société, insouciant capharnaüm posé sur des barils de dynamite, glanant ses idées au gré de son expérience et de ses lectures, il mit dans Ludion une poignée de ses constats sociologiques et culturels, notamment :
– le recroquevillement individuel où l’homme moderne se réfugie pour fuir ses congénères qu’il doit côtoyer, et pour courir le repos à la folie parfois (par exemple, la figure extrême du Hikikomori, le casanier japonais, lequel, au lieu d’affronter les autres, préfère noyer sa méfiance et sa mélancolie sous l’accumulation de ses déchets) ;
– les sourdes menaces d’une guerre civile qui bousculent ironiquement ces existences claquemurées, qui frappent à leurs portes peureusement fermées à double tour ; 
– le harcèlement scolaire qui pousse un enfant à l’exil volontaire avant de le pousser à la funeste décision des désespérés ;
Et tant d’autres encore qu’en souriant, le Mystère avait mal prononcés, chuchoté trop bas, ou passé sous silence.

La Curiosité leva son pied hors de la mélasse rougeâtre. Les chuchotements, les mots faisaient effet sur cette argile rouge, cette viande vivante. Les inspirations insufflaient une nouvelle énergie, le vent glacé prenait de la vigueur. Tous les morceaux de Ludion qui gargouillaient lentement ne se dirigeaient pas vers la Curiosité, mais se rapprochaient les uns des autres, sous l’influence mêlée du vent et de la voix.
Le Mystère toussa, et, sans détourner le regard de la Curiosité, continua de tourner les pages qui défilaient en accélérant. Son doigt, posé sur une page, fut délicat ; son regard, posé sur la Curiosité, fut austère. D’une austérité narquoise.
À cette page prise au hasard, il poursuivait sa lecture.
« Ah ! » Ce cri d’étonnement exaspérait la Curiosité, tout autant que ces pages qui tournaient, tournaient, tournaient, lui donnaient le tournis. La nausée l’étranglait.
« Ah ! » Après ce cri, le Mystère se remit à chuchoter, mais ses chuchotements furent plus bas encore, des marmonnements inaudibles ; et les informations plus pauvres, plus expéditives.
Tel est ce que la Curiosité put retenir.

L’auteur avait magnifié son personnage, l’avait élevé par la littérature au rang de mythe. 
Ludion ne représente pas seulement le cas clinique et culturel du casanier : le voici digne réceptacle des emprunts littéraires. Le Mystère n’en divulgua que deux : À rebours de Huysmans et Hercule furieux de Sénèque, avant de parcourir du regard les explications qui suivaient. « Quelle admirable variation ! » se dit-il à lui-même, tour à tour perplexe, songeur, passionné.
La Curiosité leva la tête, sollicita des explications, insista. Le Mystère ne daigna qu’agiter son index en signe de refus et de défi. Puis son index barra sa bouche : les lèvres de la Curiosité ne doivent pas trop mendier, les siennes trop en dire. Il faut faire l’effort de chercher. La curiosité paresseuse est une force fragile.
« Trop en dire ! Trop en dire ! s’écria la Curiosité. Vous m’en dîtes de moins en moins ! N’arrêterai-je plus de chercher ? »
Indifférentes, les pages tournèrent.
Indifférentes, les lambeaux de Ludion se soudèrent.
Depuis peu, le vent se manifestait en bourrasques grandissantes, giflait par moments la Curiosité, couvrant d’autant plus les chuchotements qui s’atténuaient.
Aimantés par une volonté dispersée, les mille lombrics d’argile rouge s’étaient tellement rapprochés qu’ils formaient désormais des tas boursouflés qui se mêlaient un à un, qui s’élargissaient, s’ajustaient, s’élevaient en s’agglutinant, en s’accumulant. Bientôt les amas grossissaient en monticules.
Ludion, disloqué, se remontait.

Le doigt du Mystère défilait sur les pages : plus on avançait dans le livre, plus les lignes ivres se rapetissaient, s’effritaient, plus la voix du Mystère s’abaissait.
À nouveau, le doigt se posa.
« Ah ! » s’écria-t-il à nouveau, pendant que l’amas monstrueux se redressait, suffoquant de tout son soûl, à bout de souffle. Sortaient de cette forme rouge une incohérence d’épaule, de pied, de cheveux. 
Tandis que cette chose immonde arrangeait ses contours, la Curiosité fit tous les efforts pour se concentrer sur les paroles du Mystère ; elle n’en captura que l’introduction :

Avec sa biographie, l’auteur lui donna l’épaisseur d’une existence ; avec l’étude des mœurs, un contexte ; avec les mythes et les romans, la grandeur et la beauté.
Il lui manquait donc la profondeur avec la philosophie.
Le personnage se laisse modeler par tant de choses. L’âme d’un être singulier est un fastidieux mélange…

« Je n’entends plus rien ! »
Oui, la Curiosité n’entendait plus rien, le Mystère ne daignant plus rien chuchoter, riant, pleurant, reculant de dégoût, de haine, de peur, mais ne chuchotant plus rien, — rien.
« Blaise Pascal ! » Au milieu de ses réactions intempestives, le Mystère, soudain, l’avait crié, mais comme on peut crier en chuchotant, un chuchotement bref, plus audible qu’une voix fluette. Et, pris à contre-cœur dans cette envolée, la phrase suivante retentit : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette phrase, il la lut à haute voix, forte et claire.
Le Mystère regretta de s’être emporté. Sa voix baissa vivement : sans atteindre le silence pur, ses marmonnements sourds se réduisaient en ces fins murmures qu’on entend à travers les murs. Plus bas, la voix fût imperceptible aux gens distraits ; plus bas encore, elle fût inaudible pour tous.

« Déjà ! »
Devant un autre sourire du Mystère, la Curiosité, dont l’impatience se changeait en colère, explosa. Son irritation, parvenue à son comble, ne soutint plus cet abominable murmure qui marmonnait mesquinement des vérités lumineuses.
Il lui devenait impossible d’entendre sa voix, de recomposer les extraits décousus, de suturer la confusion de citations, de rassembler ce désordre de mots.
Folle de rage, fulminante, elle se boucha les oreilles, ferma les yeux.
Un feu lui brûlait la langue et les joues.
Les yeux fermés, les oreilles bouchées, ses lèvres éclusèrent ce brasier déferlant de questions.

N’avait-elle pas assez pensé ?
Pourquoi le Mystère ne voulait-il pas lui donner des explications ?
Dans ce fouillis trop vague, bon sang, que devait-elle comprendre ? Que l’homme ne vit pas sans aspirer à l’agitation la plus prompte, qui le divertit de ses fautes et de sa mort ? 
Lui qui regrette son enfance avortée, mais éternellement convoitée, ne trouve-t-il pas le repos dans l’imagination, le jeu, la création, l’art ? Et l’amour ? L’amour !
Faut-il toujours qu’aucune porte, qu’aucun verrou, qu’aucune clé ne se ferme aux cohues loufoques et trépidantes qui les frappent et les fracassent ? Faut-il toujours qu’aucun repos n’existe hors du dehors, hors des autres, des communautés, des mœurs, des cultures, des guerres ? Est-il impossible d’échapper à leur monde ? Même à soi-même, à ses démons, ses angoisses, ses désirs ?
L’esprit ne peut-il jamais connaître le repos parfait ? Le repos fourvoie-t-il les sens en se faisant autant passer pour la paix éternelle, que le plaisir éphémère se laisse confondre avec le repos à conquérir ? Plaisirs, plaisirs, quels crimes ont commis les hommes pour que vous soyez tellement éphémères ? Les reposez-vous vraiment, même un instant ? Leurres ! N’êtes-vous pas que des leurres ? N’avivez-vous pas les secousses de ces corps frénétiques ? Consolez-vous tant ces foules contrariées de turpitudes, ces foules parfois plus exilées dans les rues qu’un casanier dans une chambre ? Vos séductions ne sont pas plus perfides qu’elles le leurrent, cet aveugle troupeau qui caracole sans trêve ? Ne sont-elles pas plus perfides qu’elles lui apportent un simple répit à la place du repos, qu’elles le calment un instant, puis l’excitent sans merci ? Qu’au lieu de l’apaiser vraiment, elles l’exaltent davantage, salut dérisoire au prix de la folie ?
Le salut ? Quel salut, quand nous devenons son laquais ? Quand nous trouvons cette fièvre destructrice là où le refuge nous était promis ? Tous ces jeux, ces détours, ces distractions, — viles tentations ? Remèdes illusoires, inefficaces, spécieux ? Succulent élixir de charlatan ?
Sommes-nous tous ce Ludion, roi de sa chambre, esclave de ses désirs, prisonnier de ses rêves ? Sommes-nous tous ce forçat du divertissement qui n’a de tous ses efforts aucun salaire qui le soulage, ni dans son lit, ni dans ses contes ? 
Et ses efforts vains, qui le condamnent à s’entêter dans l’erreur jusqu’à perdre la raison, — ses efforts vains ne sont-ils pas pourtant nécessaires ? Font-ils de ce fou le chevalier magnifique des temps modernes ? Ou le bouffon criminel ? 
Le Mystère voulait-il lui démontrer, avec Ludion, que même l’amour infini du calme, de la paix, du repos peut nous pousser aux mêmes fins, la folie, peut-être la mort, tant que l’homme s’évertue de les chasser de son esprit ? Tant qu’il émousse sa force à des subterfuges pour repousser la plus grande des capacités humaines, pour oublier qu’on peut penser, pour ne plus penser ? La recherche du repos nous repose-t-elle alors ? La recherche du repos, leurre clinquant, est-elle au fond une autre agitation, plus triste encore ?
La fuite de l’ennui dans les vertiges de l’agitation, ou la recherche du repos dans le jeu solitaire, — toutes ces merveilleuses bagatelles ne nous conduisent-elles pas seulement aux chaînes, à l’exil, à la folie ? Dans la chambre ou dans la rue, qu’il cherche le repos, qu’il fuie l’ennui, si l’homme est pris dans le leurre du plaisir perpétuel, dans quelle issue s’engagera-t-il ? Soit l’épouvantable tintamarre, soit l’illusion détraquée de l’harmonie ? Quoi d’autre ?
Au-delà de cette impasse, qu’est-ce qui nous attend à terme ? La mort ? Alors, quoi d’autre ? Le Mystère pourra-t-il y répondre ?
Peut-on se reposer pourvu qu’on le veuille ? Ou quand on le veut, le repos disparaît ? Mais pourquoi sortir de cette agitation, de ces plaisirs, s’ils sont inexorables ? Mais que faire alors quand on le sait ?
« Et moi ? Et moi ! s’exclama la Curiosité, les doigts enfoncés dans ses oreilles ; et moi, quel repos puis-je avoir en vous interrogeant sur le repos ? Ne trouverai-je le repos, s’il existe, que dans le sommeil ou la mort ?
« Ai-je seulement raison ? Est-ce que je divague ?… Ah, si tout n’est qu’illusion, farce, félicité sans lendemain, vie sans repos, comment donc nous réenchanter ? »

La Curiosité défia le Mystère, ouvrit les yeux :
« Répondrez-vous à toutes ces questions ? Répondrez-vous ? Pourquoi ne voulez-vous pas y répondre ? Répondez donc ! Mais répondez ! Répondez ! Mystère, Mystère, les réponses vous manquent-elles ? Mystère, Mystère… »
Un choc assourdissant, qui fit l’effet d’une bombe, lui retira les doigts des oreilles, et lui coupa le souffle.
Le Livre des inspirations s’était furieusement refermé. 
Le Mystère le tendait à la Curiosité comme s’il lui disait : « Cherche par toi-même. »
Sitôt touché, sitôt consumé : dans les paumes de la Curiosité, le grimoire s’évanouit, prise d’une combustion spontanée. Sur la couverture qui disparaissait sous les morsures affamées de la flamme, la fleur taillée se tordait, se déformait, s’allongeait, bourgeonnait, se voûtait, fanait, se décomposait.
Pendant que le grimoire brûlait, le Mystère dissimule son offense, et dit :
« Toutes ces questions vous rongent, je le conçois. Mais le questionnement n’est rien de moins que la gangrène du mystère, sa force contagieuse. Cette gangrène soigne ; elle est la cure de la pensée. Qu’est-ce qu’un mystère qui vous explique tout ? Ou bien un mystère qui vous ment, ou bien un menteur qui se veut mystérieux. Oui, si je prétendais tout vous dire, je vous mentirai. Que peut-on dire entièrement ? Méfiez-vous de ces leurres. Si nous ne devons pas toujours tout dire, nous devons toujours tout entendre. Quant à moi, le Mystère, si je ne dois pas tout dire, devrais-je aussi me taire ? Non, non. Consolons-nous. Le Mystère doit suggérer, comme la poésie. C’est sa poésie. Vos questions ont donc injurié ma poésie.
« N’ayez crainte : vous me faîtes pitié. Vous avez le sentiment de vous perdre. Vous essayez d’approfondir la profondeur, de déceler du sens, quelques mots. Si le chuchotement est la brume des paroles, vous vous trouvez sans doute dans un brouillard aveuglant. Vous mutinez, vous vous dîtes : comment peut-on démêler ce brouillard avec la langue ?
« Que vous distingue tant de Ludion qui veut créer, danser, jouer, dessiner, imaginer ? Vous, la Curiosité, désir de tout savoir, vous n’acceptez pas d’ignorer. Vous le refuser même : tel est votre orgueil. Je ne t’enjoins pas à ne rien savoir, mais à tolérer de ne pas tout savoir, et à tirer de cette ignorance lacunaire la poésie du mystère. Autrement, le Mystère sera le pire ennemi de la Curiosité. D’un sang-froid, je te tuerai.
« Allons, allons : cherche, trouve, continue de chercher et de trouver. La pensée n’a de fin que celle de la vie. »

À la place du grimoire, lorsque les flammes se furent éteintes, nul Livre des inspirations ; il ne restait plus qu’un tas de cendres. Des cloques bullaient sur la peau douloureuse. Hiéroglyphes tracés par le feu, ses brûlures, elle les lisait sans les déchiffrer.
La Curiosité, pâle, écarquilla les yeux.
Aucun vent ne balayait le tas de cendres. Le vent, qui faisait avancer les lambeaux effrités de notre Ludion, avait disparu ; son souffle oppressif et indistinct s’était évaporé.
Le Mystère, espiègle, d’un coup d’œil patelin, venait de mettre en garde la Curiosité qu’il se tramait quelque chose derrière elle. Par-dessus son épaule, elle sentit une présence.
Elle se retourna : devant elle, tout proche de sa bouche, une grimace sans visage étirait ses traits hurlants, hurlement sourd d’où ne surgit aucun son, grimace qui la faisait grimacer à ne plus savoir lequel des deux faisait le plus grimacer l’autre, grimaçant à l’unisson, dans une posture figée. Le sol ne gardait aucune trace de sang. Tout le corps de Ludion s’était remonté, conservait cependant un aspect rudimentaire, une forme rouge de taille humaine, comme sortie des limbes, venant de renaître.
Et maintenant, vers la Curiosité, la forme rouge étendait des ailerons atrophiés : ça devait être ses bras qui la suppliaient.

***

LUDION RÉENCHANTÉ

« Loudousss ! »
La grimace implorante de cette viande bafouilla ce cri.
Malgré ses traits grossiers, quelque visage se formait, mais sans détail, recouverte d’une peau sans âge, plus soyeuse que la peau d’un nourrisson, trop soyeuse au reste pour être encore tout à fait humaine. Cette peau, si soyeuse, enflait, dégonflait, tantôt énorme et bouffie, tantôt creuse et flasque, pareille au bouillon d’une sauce épaisse dans une marmite ensorcelée.
La chose respirait par tous ses pores avec un bruit de mastication.
Écœurée, la Curiosité recula. Ses mains sidérées et distraites, dans la voûte inversée de ses paumes, contenaient toujours les cendres du grimoire.
« Qu’est-ce que ce tumulte qui m’effraie ? Est-ce les angoisses qui l’assaillent ? Les nôtres ? »
Honteuse de n’avoir pu retenir ses questions, la Curiosité se résolut à regarder. De toute manière, le Mystère y semblait sourd, voulait se rendre muet, lui faisant bien comprendre qu’ils avaient trop parlé, qu’il est indécent de poser une question au Mystère, une question dont aucune réponse n’est satisfaisante. Après tout, n’est-ce pas au Mystère de les poser, puis à la Curiosité de tenter d’y répondre ? Ainsi le Mystère pourrait-il dire : « Mon dialecte porte un nom : l’énigme. »

Les ailerons ridicules s’agitaient dans tous les sens, effrayés, résistant au ramollissement qui les menaçaient à nouveau, tout fondait, coulait, se liquéfiait, quand une jeune fille, volant la flamme d’une bougie, la plongea dans la gueule imberbe et lisse de la forme rouge.
Resplendissant d’un bleu si froid, d’un bleu si beau, la jeune fille avait l’allure d’une fée.
Le Mystère sourit.
« Salomé ! »
« Salomé ? C’était Salomé ? » se dit la Curiosité, n’osant prononcer la question à voix haute, ne pouvant réprimer de se la poser.
Sur la pointe des pieds, la Fée Salomé sautillait à grandes gambades, elle flottait comme une luciole bleue, ses pieds étant tellement légers sur le sol qu’elle ne froissait aucun papier, ne bousculait aucun jouet, des pieds tellement immaculés qu’aucun déchet, s’il le pouvait, n’eût voulu les souiller.
Une fois le feu dévoré, la forme rouge se redressa, sans bruit, calme ; elle prit une grande inspiration ; sa vigueur se régénérait ; l’enthousiasme l’illuminait, le ranimait. Son corps s’asséchait, perdait sa mollesse, ne coulait plus ; de l’intérieur, la flamme cuisait sa substance argileuse, et l’argile cuit se raffermissait. L’odeur de viande cuite en émanait.

La Fée Salomé siffla. La Curiosité reconnut la vieille voix de la comptine dont les entrailles ouvertes de Ludion, naguère, faisait retentir la mélodie.
« La vieille comptine ! »
La forme rouge se mit alors à trépigner, sauter, tourner en rond, frapper le sol du pied. Là, quelque chose d’extraordinaire survint : sous les sifflements de la Fée Salomé, la forme rouge dansa. Tout ce qui tremblait en lui dansait. Quelle danse ? N’importe quelle danse, pourvu qu’elle danse ?
Même si la flamme les durcissait, ses pieds encore mous s’étalaient au moindre contact, semblaient s’enfoncer dans des sables mouvants. Mais, réaction extraordinaire, ces sables élastiques, au sein desquels les lois physiques étaient perturbées, propulsaient en l’air tout ce qui s’était enlisé trop loin. Plus la chose rouge frappait le sol, plus elle s’enfonçait, plus elle rebondissait au-dessus du parquet, s’allongeant vers le plafond. Puis, une fois remontée, sa chair retombait, s’embourbait au ras de terre, et rejaillissait au ralenti dans un nouveau saut de trampoline.

Depuis le début, tout en dansant, la chose rouge poussait des bruits de gorge, des gémissements rauques, comme si ses pieds se déposaient sur des braises ardentes, la faisant atrocement souffrir.
Malgré sa douleur, une force naissait de sa danse. Pendant que la chose dansait, sa matière physique s’affermissait, se moulait sous l’effet de la flamme qu’elle avait avalée. Ses contours étaient un peu plus clairs, sa texture un peu moins gluante. Bientôt, ses pieds ne s’enfonceraient plus.
En faisant gémir, la musique réenchantait.
La Curiosité n’aurait pu définir cette danse inédite : les pirouettes d’un bouffon ? les culbutes d’un fou ? la course d’un éclopé ? l’échauffement d’un comédien ? Quoi qu’il en soit, voilà que la chose se métamorphosait.
Ses entrailles valsaient au son de la comptine.
Mais le réenchantement, soudain, s’affola rapidement.
Face à face, la Mystère et la Curiosité n’attendirent pas longtemps pour se retrouver côte à côte. Le tourbillon de la danse les frôlait dangereusement.
Dans les étourdissantes voltiges de la chose qui s’accéléraient, les lignes de son corps mal dégrossi se dessinaient bien plus précisément, se ciselaient, se raffinaient. Naguère substance inerte et bancale, naguère argile exsangue et visqueuse, la créature embryonnaire, inachevée, s’accomplissait à chaque pas, chaque saut, chaque entrechat, chaque plongeon, chaque foulée, chaque virevolte, aussi convulsifs qu’ils fussent.

Lorsque ses traits du visage, ses lèvres surtout, se furent assez dessinées, la chose rouge, tout en continuant de danser, tentait d’imiter Salomé, de siffler la comptine : mais d’abord, tout ce qui sortit, c’était le soupir à peine saccadé d’un agonisant ; tout en tournant, tournant, tournant comme les pages du grimoire, sa bouche se moula, sa langue s’affina ; son visage, son torse, son ventre, ses mains, ses pieds sortirent de l’argile massive où tous les contours se confondaient pêle-mêle ; enfin, cette vieille comptine, en dansant, la chose la siffla si fort !

En dansant si fort, en sifflant si fort, la chose prenait forme humaine : d’un rouge flamboyant, c’était maintenant un écorché vif qui dansait là, plus libre et perdue qu’une statue magnétique qui, libérée de son socle, s’enfuit de son musée.
Sans s’essouffler, sifflant toujours la comptine, fredonnant même, l’écorché s’amusait à danser autour d’un cercle invisible, d’un gouffre sans trou. Ses yeux séduits par la nuit des tréfonds qu’il affectait de voir à travers le parquet sale, il feignait de craindre la chute, longeait sans fin les margelles imaginaires, tournait sur lui-même en faux équilibre, cyclone maladroit de mains et de pieds sanglants qui donnait le tournis, toupie lugubre à laquelle la danse attribuait une grâce troublante, tant ses disgrâces, entre elles, obéissaient au rythme intérieur d’une âme qui, dans l’effervescente gaieté du mouvement, s’apaisait.
Cette danse ! Ah ! Quelle danse !
C’était une danse boiteuse, démantibulée, frénétique, la danse de la vie qui se débat au fond d’un cachot, c’était le détraquement des gestes emportés qui se drapait, dans son sillage, de déchets, de dessins, de jouets, c’était une force incontrôlable qui s’éparpillait dans les envolées, retombait lourdement sur le sol, érodait les sens, émiettait l’attention.
C’était une danse, c’était une force, oui, et c’était un être, c’était un danseur, danseur burlesque, métaphysique, fascinant, situé quelque part entre le pitre et la ballerine, entre l’acrobate et le fou, entre le farceur et le chamane, parodiant la danse ou magnifiant la gaucherie.
Par quels mots imparfaits peut-on résumer une telle danse ? Il faudrait qu’en la singeant, les mots dansent comme elle !

La Curiosité ne distinguait plus là-dedans ce qu’il y avait de douleur, de fureur, de joie. Mais elle était soucieuse.
« La flamme ! La vieille comptine ! Et le miroir ? Le miroir brisé ? »
Coïncidence sans doute, la tempête fredonneuse s’était arrêtée devant la glace d’une armoire, les bras le long du corps. La Curiosité l’apercevait de dos : c’était, à ses yeux, l’image du Jeu dans une impasse, immobile ; le mur, devant lui, se couvrait d’un grand miroir.
« Le miroir ! Le miroir ! » Mais le miroir n’était pas brisé.
Le visage de l’écorché s’avança vers son reflet.
Ses yeux voyaient, ses cordes vocales vibraient : de l’écorché vif, il s’échappa un cri d’épouvante et de dégoût.
Peu de temps auparavant, n’était-il pas qu’un tas de grumeaux, vibrant, grouillant, rampant ? Désormais, son corps ressuscitait : muscles tendus, graisse épaisse, nerfs et veines qui sillonnaient sa chair sans peau, zigzags de fils qui maintenaient ensemble tout ce chapelet saillant d’organes et de muscles refaçonnés.
Toutefois, le reflet lui jetait aux yeux une apparence répugnante.
Bien que la chose fût devenue homme sans peau, l’homme sans peau venait de braver son reflet. Oh ! Tout ce rouge, cette couleur agressive, crâne rouge, visage rouge, corps rouge de pantin rouge et figée, marbré de nervures bleues, — du rouge brillant, comme de la charcuterie sous la vitrine d’un étal, peut-être des tranches périmées, nacrées d’une aurore verte et violette. Quelle honte ! Et cette honte l’enrageait contre lui-même !
Il n’y avait pas que ce rouge ! À la moindre expression, son visage imberbe craquait, fissurait, trop dur, trop lisse quand il fut plus tôt trop lisse et trop gluant. Quand retrouvera-t-il un corps assez stable ?
Il essayait, mais il lui était impossible de grimacer. Puis le visage de céramique rouge s’assouplit, des torsions superbes qui se succèdent, une ronde de mines. La danse du corps laissait la place à la danse du visage. Il grimaçait, souriait, riait, se flattait de montrer qu’il pouvait pleurer, crier, gémir, se lamenter, s’écœurer !
Le joueur jouait, le trublion troublait, le bouffon bouffonnait : tout revenait dans l’ordre.

Un poing fendit l’air ; le miroir se brisa ; les débris furent avalés avec gourmandise.

« Flamme ! Comptine ! Miroir ! Enfin, Ludion ! Ludion tout entier !
— Attends, chère Curiosité. Ne résume pas Ludion à ce que contiennent ses viscères. »

La Fée Salomé détourna du miroir cet incomplet Ludion. Du crâne aux orteils, elle le caressa.
Mais ce n’était pas qu’une caresse : sur le passage de ses doigts, il se répandait une peau multicolore, sorte de meringue arc-en-ciel dont on enduisait ce gâteau puant.
La Fée Salomé maquillait la chair à découvert.
Elle distribuait les couleurs, les nuançait, les dégradait ; après la voix et la forme, après la carnation d’ensemble, elle traça ses cernes, farda ses joues pâles, accentua ses grands yeux, le coiffa de sa toison déchaînée, le rhabilla, sa robe de chambre, son pantalon bariolé, son haut sale, l’affubla de sa montre, lui posa les pantoufles à ses pieds, retoucha quelques détails, ajusta certains plis, certaines mèches.
Recoloré, l’homme dépecé gagnait une peau.
Rhabillé, l’homme nu gagnait un costume.
Chair, voix, couleurs, habits, coiffure, — une majesté tragique dans une figure enfantine, un jeune homme entre deux âges, deux corps, deux appétits, — flottant, indécis, brumeux, au bord d’un précipice qui l’attend — Ah ! redevenir lui-même était sa métamorphose.
Enfin !
« Ludion redevient Ludion. »

Ludion se délectait de voir revenir sur lui tous ces chatoiements de couleurs.
Il se calmait. Quelle joie d’être repeint !
« Comme il a l’air serein, dit la Curiosité.
— La sérénité n’est pas le repos, n’est pas le calme ni dans le lit, ni dans les rêves : la sérénité vient d’avoir accepté le tumulte. L’a-t-il accepté d’après toi ? »
La Curiosité se tut, mais ne s’empêcha pas de l’admirer. Derrière son air goguenard, il était un enfant merveilleux, esseulé dans son cachot magnifique.
Le Mystère remarqua son admiration, se pencha, murmura :
« Qui veut porter trop de couleurs ne cache pas un cœur moins sombre. »
La Curiosité songea.
Si la chair et le costume cachaient les tremblements physiques, les couleurs l’en distrayaient. Peut-être ne se méfiait-elle pas assez de ce qu’elle jugeait beau, de ce qui ne plaisait qu’aux sens. Ce qu’on voulait montrer à l’œil pouvait distraire de ce qu’on devait lui cacher. N’était-ce qu’un camouflage ? La beauté magnifique dupait-elle ses sens ? Mais la vérité rabaissant l’orgueil du croyant aveugle, les charmes de la beauté ne relevaient-il pas du désespoir ?
Ce maquillage servait-il à dissimuler la vérité ? l’embellir ? la chasser ?
La Curiosité, fière de réfléchir, exultait.

Salomé leva sa main froide.
En un claquement de doigts, les lampes s’allumèrent : le cachot resplendit d’un éclat orangé, presque doré. La chambre, au centre de laquelle s’étalaient les piles de déchets, contenait le lit d’un côté, le banc de l’autre, au fond l’armoire et le bureau.
Le décor s’était installé.
Salomé finissait d’ordonner l’univers de Ludion.

Ludion tourna les yeux vers la Fée Salomé.
« Tu m’as pris mes poudres ? »
La Fée Salomé tourna les yeux vers la Curiosité.
Ludion comprit, s’approcha, préleva de sa main parcimonieuse une petite dose de cendres, restes du grimoire qui s’étaient désintégrés quand ses morceaux s’étaient soudés, restes que la Curiosité gardait dans ses paumes.
Ludion remplissait sa main, fit un clin d’œil à la Curiosité, puis s’assit à son bureau, versa la poudre dans une verre de lait frais, touilla.

Ce petit clin d’œil fit à la Curiosité l’effet de la mort.
« Il me voit. » dit-elle, les yeux effarés, secouant sa tête de droite à gauche, en signe de refus.
« Je ne suis qu’une ombre parmi les ombres, une ombre fugitive dans une rêverie floue…
— Non, chère Curiosité, tu vaux mieux qu’une ombre, plus grande, plus large.
— Mieux ?
— Mieux qu’une ombre : une allégorie. 
— Comment pouvez-vous le savoir ? Comment pouvais-je l’ignorer ?
— Rien d’étonnant que la Curiosité, plus prompte à connaître l’autre qu’à se connaître soi-même, ignore qu’elle est la force des curieux. La Curiosité n’est pas le Savoir, mais le désir sans trêve de sa recherche, la force des ignorants qui veulent cesser de l’être.
— Et vous ? Le Mystère est-il le Savoir déguisé ?
— Non, le Metteur en scène place ses comédiens.
— Et si nous étions les seuls êtres véritables, et si c’était Ludion qui sortait de notre imagination ? Alors ? Vous auriez tort.
— Peut-être, de même que la Curiosité n’est pas le savoir, je ne suis pas la Raison, je ne suis que le Mystère.
— Je ne trouverai jamais…
— Puisque tu cherches, en effet. Je t’en félicite. »
Affectueusement, le Mystère fit une accolade à la Curiosité.
La Curiosité baissa la tête. Mènerait-t-elle une vie d’allégorie ? L’allégorie respire-t-elle ? Marche-t-elle aussi ?
« Console ton cœur d’allégorie. Toi, Curiosité qui pense, n’es-tu pas digne à présent d’être un Homme ? Plus digne que d’autres hommes, plus humain… »

Le Mystère se mit en colère.
L’orage éclata dans sa nuit fulminante. Alors, la bouche acérée mitrailla sa grêle acide.

« Rah ! Ces hommes ! L’ombre d’un reflet du rien me paraît moins inconsistant que tant de ceux qui vivent en se donnant le nom d’hommes.
« Tous ces cloportes, ces demi-cloportes, ces larves de cloportes, ces sous-larves font honte aux vrais cloportes de la nature. Si seulement leur bêtise était fertile en se décomposant, que le cimetière de ces êtres à l’esprit mort se change alors en jardin verdoyant !
« Mes mots offensent-ils tes oreilles, chère Curiosité ? Mais les aveugles, les ignorants, les somnolents, les béatifiés taillent sans retenue leurs insultes comme on aiguise des épées à la veille d’une bataille. Armé d’une fleur, battez-vous en duel avec une épée : qui vaincra ? La niaiserie douce a-t-elle jamais triomphé de la bêtise féroce ? Qu’on me donne les exemples !
Je hais ceux qui méprisent la vérité, la beauté, l’action, ceux qui méprisent l’art : ayant tout perdu de leurs instincts de bête, qu’ont-ils d’humain ? N’est-ce pas inhumain de dénigrer ainsi la pensée, quelle qu’elle soit ? Des sous-animaux, qu’ils sont ! Des sous-animaux dépourvus d’instincts et d’intuition, traquant le plaisir, fuyant le déplaisir, adulant leurs plus triviales productions jusqu’à leurs excréments, mentant pour parler, ne voulant pas savoir pour ne pas trop penser.
« Ces baratineurs qui bavent, calomnient, vomissent : il s’en faut de beaucoup qu’ils sachent même hisser leur fiel aux méchancetés de la spirituelle Ironie ! Leur méchanceté n’a pas les audaces de l’effronterie subtile ! Sans respect, ils ricanent des grandes choses qu’ils jalousent pourtant, qu’ils convoitent souvent ! Leurs rires abjects, incapables de toucher la profondeur de la vérité, la flétrissent au nom de la liberté, ne cherchant jamais à justifier l’offense dont ils infligent le monde. Et s’empressant d’offenser ce qu’ils ne connaissent pas, ils interdisent que des inconnus les offensent, ou l’osent seulement.
« Bandits à la peau frêle, je vous hais, soyez-en sûrs ! Un jour, je vous combattrai ! Serait-ce aujourd’hui ?
« Ce jour-là, j’anéantirai votre inertie ! Je ferai taire le vacarme de vos boniments et de vos divagations, tout ce tapage idiot qui cachent la stagnation malade de votre âme ! Si frénétiques pour être plus inertes, vous m’écœurez ! Ne pouvant nuancer, vous parlez à gros traits ! À défaut d’être profonds, vous creusez votre vide, et le faîtes savoir à grande fanfare. Quel formidable talent vous devez avoir pour être aussi médiocres !
« Comme je voudrais vous détruire !

« Vous creusez votre vide, certes, je vous accorde ce droit : mais vous l’étalez, mais vous l’imposez comme étalon de la grandeur. Dans ce vide, vous trouvez votre plénitude, et vous nous commandez d’adorer l’idole et le prêtre.
« Des parasites, vous êtes des parasites que nous devons servir, préférant se remplir les yeux plutôt que l’esprit, se remplir les yeux de rêves trompeurs qui ne sont même pas les vôtres, préférant qu’on imagine tout pour vous, mais rien de corrosif, de triste, d’effrayant surtout, sous prétexte que vous craignez de voir la misère de l’homme, que cette misère vous attriste.
« Vous tâchez toujours de vous adonner à des jeux dérisoires en négligeant le Jeu supérieur, celui de l’esprit, et le Plaisir supérieur, celui de penser.
« Qu’est-ce qui vous éloigne en somme de la vérité ? Votre insatiable tentation du rien, du tape-à-l’œil, de l’éphémère, du factice, du digeste, du beau lisse et doux, du beau douçâtre, gentil, consensuel, content, cajoleur.
« Vous crachez sur la vérité ! Pourquoi ? Parce que vous avez le courage, vous au moins, de vous faire plaisir ! Vous gobez d’une traite des suites de bons sentiments, de mensonges, de sermons triviaux ! Vous vous faîtes une croyance en cueillant dans les caniveaux fumants. Vous vous goinfrez tant de ces égouts de mensonges que vous mentez à votre tour : seul leur plaisir compte, sans nuance, sans contrepoids, sans désordre. Dans un océan de fumée, vous vous obstinez à deviner des formes familières et conviviales, vous ne dégustez pas la poésie de l’insondable brouillard.
« Le plaisir, rien que le plaisir : tout le reste serait à jeter ! N’est-ce pas ?

« Pire encore, vous ne vous arrêtez pas aussi tôt : ce que vous faîtes avec la vérité, vous le faîtes avec la beauté ! Vous la triturez ! Vous la violez !
« Vous méprisez les splendeurs que vous ne pouvez goûter, vous glorifiez la fange de la bêtise où vos pattes de sous-larves se vautrent sans pudeur.
« Seriez-vous curieux, que vous ne penseriez pas pour autant : le plaisir est votre culte.
« Vous, faux Curieux, ne voulez pas connaître ce qui n’a pas le mérite de vous plaire. Non, non, au lieu de nourrir la nuance, — l’œuvre est bonne, l’œuvre est belle pourvu que vous y preniez du plaisir ! Plaisir, plaisir, plaisir, perpétuellement le plaisir : vous le cherchez partout comme s’il était l’amour ! Partout, vous l’achetez sans être jamais repus. Impuissants et volages, vous contez de pauvres sérénades aux putains parce que vous ne les faîtes jamais jouir !
« Pour vous, chétifs et puérils, ce qui vous fait souffrir, c’est mal, c’est laid, c’est inutile, si bien que la beauté disparaîtrait si la vérité se montre. Mais la vie ne se dégage ni du plaisir, ni de la souffrance. Si vous en privilégiez un, non seulement vous vous leurrez, mais vous l’émousserez : si vous privilégiez le plaisir, vous ne rechercherez pas un plaisir plus subtil et plus grand, mais un plaisir plus fort et plus fréquent. L’intensité remplace la profondeur. La caricature remplace le paradoxe. Au lieu de vous élever, vous accumulerez, vous donnant le sentiment que le gros est grand, que le tas qui grossit vous fait grandir. Votre plaisir fait souffrir notre excellence ! Avez-vous besoin d’une autre preuve ?

« Si votre plaisir fait souffrir notre excellence, il tente aussi de la tuer.
« Je vous accuse solennellement d’assassiner l’esprit pour asservir l’homme ! Pour l’asservir aux mêmes chaînes que les vôtres. Loin de vous l’ambition de vous élever, débauchés terroristes ! L’exigence suppose trop d’effort : il est plus simple de saboter les soubassements ; que l’édifice s’écroule ! À la vue de ce carnage et de cette ruine, vous jubilez, troupeaux de mollusques criminels !

« Votre berger, votre maître, c’est la Médiocrité, pourfendeuse de la complexité.
« Vous pactisez avec la Médiocrité triomphante qui vous enchaîne et vous guide.
« Comme vous ne cherchez plus, les plus cupides et les plus vils vous trouvent. Ils sont les serviteurs bien rémunérés de la Médiocrité. Les chaînes qu’on vous met font cesser vos peurs, vous ne vous égarez plus. Vous tombez dans le confort de l’esclave, vous moquez la bravoure des philosophes.
« Vite, vite, sans aucun détour, vous devez comprendre, jouir, admirer. Esclaves de la Médiocrité qui vous sert le sucre, ennemis de l’Art qui vous en libère !
« Quelles excuses donnez-vous ? Que vous n’avez pas le choix, que vous êtes assez accablé par le destin, que le moindre usage de la raison vous semble un effort étouffant, que la moindre question qui vous remue vous tyrannise, que seul le plaisir vous apaise un peu. Autant d’excuses pour vous détourner de l’art que vous méprisez, du savoir qui vous ennuie, pour réduire le plaisir aux effets achetables et immédiats d’un médicament contre les migraines.

« Vous ne comprenez rien à l’art, quintessence somptueuse de tous les mystères ! Substance immortelle qui fait battre mon cœur, me garde en vie !
« Voir assez la réalité pour ne pas l’oublier, sous une forme assez belle pour ne pas désespérer, telle pourrait se résumer l’intérêt de l’art !
« C’est le sublime de la forme et de l’action qui dompte un moment l’horreur du vrai ! L’éprouver sans le subir, l’affronter sans succomber.
« Vous n’y comprenez donc rien, vous ne créez rien, vous ne décidez rien. Vous vous prétendez des hommes, mais vous n’êtes pas humains. L’Humanité, cette apothéose de l’esprit qui ne s’arrache pas à la vérité, la beauté, l’action ! Êtes-vous dignes d’être humains ? Êtes-vous des hommes dignes ? Vous n’êtes que de piètres bricoleurs de distractions. Vous accumulez, riez, jouissez, commentez, jetez, mourrez. Parce que vous ne serez pas les éternels apprentis de la vie, votre mort ne sera point ma tragédie. Ma farce, tout au plus ! Car, quand vous vous éteindrez, mes larmes seront de joie.

« Ah, comme j’aurais voulu vous détruire moi-même si je n’avais pas pitié de vous !
« Moi que vous devez redouter, j’ai pitié de vous, faux satrapes lamentables dupés par leurs faux esclaves qui vous exploitent. Esclaves, esclaves qui craignez de vous révolter, ne vous plaignez plus d’être soumis !
« Comme j’ai pitié de vous, petits rats gavés de sucre qui grignotent des bonbons creux, plus gros que votre cervelle, à l’affût de n’importe quel plaisir, de paix, d’harmonie, de repos, de calme, jusqu’aux confins du mensonge. Rats détestables, vous détestez tout ce qui vous dépasse, c’est-à-dire à peu près tout de grand ! Obèses d’un gouffre, aucune diète en vous comblant ne vous fera maigrir de ce mal !
« Comme j’ai pitié de vous, parce que :
« La beauté sans naïveté ne vous plaira pas.
« La grandeur sans illusion ne vous plaira pas.
« L’honneur sans bêtise ne vous plaira pas.
« La vérité sans caricature ne vous plaira pas.
« La vie sans leurre ne vous plaira pas.
« L’art sans concession ne vous plaira pas.
« Que faîtes-vous enfin devant l’art qui ne vous plaira pas ? Vous pleurez.
« Quand quelque chose ne vous plaît pas, vous faîtes ce que vous faîtes : vous pleurez et vous vous plaignez. Moi, devant ce spectacle, je vous exècre, et je vous plains ! Vous me poussez à cet exploit : ma haine marche avec ma compassion.

« Non, non, vous ne comprenez rien à l’art. Vous vous tromperez dès que vous toucherez à l’art.
« Vous vous tromperez sur Ludion, par exemple, — sans aucun doute !
« Les uns l’encenseront, les autres le réprouveront, ne parlant que de lui, ses pensées, ses peurs, ses choix, ses actes, ses miracles, ses erreurs, ses crimes. Que Ludion ait raison ou tort, qu’il soit digne de reproche ou d’éloge, qu’importe ! Qu’on veuille l’abattre ou le couronner, qu’importe ! Qu’on l’accuse d’être lâche, qu’on le flatte d’être courageux, qu’importe !
« Par quelle clémence du destin pourriez-vous le comprendre, borgnes rampants, si vous ne vous attardez que sur le personnage ? si vous ne voyez pas l’œuvre qui vous interroge, qui vous force à la méditation, estimer le juste combat, faire des choix ? Ludion est, comme tout personnage tragique, la démesure d’une question, la démesure d’une impasse, d’une haute muraille qui se dresse devant l’homme, un mur invincible.
« Regardez l’Œuvre, non le cas !
« Mais le pouvez-vous ? Encore faut-il que vous puissiez vous estimer vous-mêmes ? Chère Curiosité, demande-leur ! Vois donc ! Vois comme ils hésitent, comme ils bredouillent, s’enragent, fuient, au lieu de vous livrer sereinement une explication qui se tient. Charognards lâches qui picorent le crâne des artistes, et qui s’échappent à la vue de la moindre griffe, du moindre croc !
« Oui, vous vous tromperez toujours sur l’art : mais devrions-nous toujours vous écouter ? J’y serais indifférent, si la foule des esclaves et des félons médiocres ne régnait pas sur les cercles d’excellence. Vous n’êtes rien, mais vous êtes partout. Daignez au moins n’être pas au-dessus !

« Je vois ta mine pantoise, Curiosité : rassurons-nous, je ne m’en porte pas mal. Aussi longtemps qu’il y aura de vrais curieux, nous vivrons ! Hélas, j’ai trop parlé…
— Mais de qui parlez-vous donc ?
— Ils se reconnaîtront. »

Le Mystère détestait ceux qu’il ne séduisait pas. C’est la vanité du Mystère que de mépriser les contempteurs de la curiosité.
En les couvrant d’opprobre, son réquisitoire flatta la Curiosité, la réenchanta même. En elle, une aube se levait.

Ludion touillait encore son breuvage d’un doigt désinvolte, mêlant la poudre et le lait.
L’Homme, sur terre, les avale tous deux, la cendre et le nectar, la mort et la vie.
Loin des guerres civiles, dans un calme trompeur, il but une gorgée, s’en délecta. Chaque jour, il savourait sa poudre protéinée dans un lait bien frais, seule nourriture qu’il tolérait.
Qui pourrait croire que ce jeune homme, si simple, si tranquille, fût un paria volontaire vivant parmi ses déchets, dans une chambre d’enfant où ses jeux venaient assouvir ses caprices ? Qui pourrait croire que ce vieil enfant excentrique, cette caricature du casanier, fût un être plus mystérieux, plus bizarre, plus insaisissable, plus paradoxal ?

L’inquiétude s’empara de son visage. Après l’accalmie, ses tremblements reprenaient, nourris par l’Ennui dont la ruse était de se mêler au silence trop long.

La Fée Salomé lui toucha l’épaule, le sauva ; Ludion lui sourit, taillant son crayon bleu.
Sur la feuille blanche qu’il posa sur son bureau, la Fée Salomé se coucha, s’étira, prit la pose.
Avec son crayon bleu, Ludion la possédait sur cette feuille blanche, la dessinait à sa guise, raturait sa posture, le vieil enfant jouant un instant le tyran têtu de ses désirs.
Il sourit à sa Fée Salomé.
Le dessinateur, qu’elle avait redessiné tel qu’il est, la dessinait en retour.
Salomé s’occupait de lui, le couvait, le sermonnait aussi, de laisser ses déchets s’entasser, et ses dessins, et ses jouets.
Salomé l’aidait pour tout : vivre, aimer, rêver.
Ludion souriait au dessin de la fée, son ange pur.
Il n’était pas ingrat : le grand rêveur, le grand créateur eut le scrupule de ranger son bureau, de nettoyer les éclaboussures de poudre, jeta quelques détritus dans sa poubelle remplie. Craignait-il plus qu’elle se mît en colère, ou qu’elle l’abandonnât ?

La Curiosité, confuse, découvrait ses dessins qui n’étaient plus des barbouillages d’enfants, beaucoup plus nerveux, tracassés, trahissant tout autant l’enfance perdue que la joie de la régression. Ses représentations sordides le faisaient rire, ou l’excitaient.

De sa poche, il sortit son briquet ; le feu surgit ; l’essence parfuma ; la bougie rouge s’alluma.
Parmi des cigarettes alignées, il en prit une, la compara du regard avec le crayon bleu, la passa malicieusement dans la flamme, regarda l’hypnotique fumée qui s’exhalait, toussa. Puis il feignit de la fumer comme un truand, toussa. Sa cigarette, à moitié consumée, rejoignit les autres sur la table. Il les aligna proprement.
Fasciné par le feu, Ludion en aimait la flamme, la cendre et la fumée.
Pendant qu’il regardait osciller la flamme dorée sous ses doigts taquins, fantaisie du rêve qui jouait avec la fantaisie du feu, — le crayon bleu, d’une autre main, traçait une ligne implacable, parfois saccadée, parfois sans rature : la ligne du dessin traçait la ligne d’un destin qui conduit Ludion, au gré de son tracé, comme une insouciante mélodie, jusqu’à son couronnement funeste, sa fin, fatalité grandiose.
Des coups, tambourinant à sa porte, le sortirent de sa rêverie.
Son crayon bleu dévia ; comme la ligne, sa mine se tordit.
Ludion regarda sa montre cassée.
« Salomé ? »
Le Mystère fit un signe à la Curiosité, qui hocha la tête.
Pris de sueur, il se leva lentement, s’approcha de sa porte, l’ouvrit : rien, silence, obscurité.
La Curiosité le tenait par la main, le guidait, le gouvernait au cours de sa marche.
On toquait toujours. C’était la porte d’entrée.
« Salomé ? »
Sortant de sa chambre, il mit son œil sur le judas.
« Salomé ? »
Sortir ! Doit-il sortir dehors ? La flamme de sa bougie vacilla.
Sa main tremblante n’osait toucher trop longtemps la porte. Ce casanier fantasque avait subi tant d’épreuves, de vertiges, de sacrifices pour calmer les tremblements de ses muscles, et le voilà qu’il tremblait plus, effrayé d’ouvrir cette porte banale.
Derrière lui, la Curiosité ne renonçait pas, l’enveloppait de toute sa force. Quand il s’y décidait enfin, sa peur l’arrêtait, ou plutôt le ralentissait. La Curiosité resserrait son étreinte. Une lutte s’engageait.
Son esprit bouleversé, revenu brutalement à la réalité matérielle, ne savait s’il était enseveli sous terre, ou niché sur un promontoire céleste. Le coup d’œil qu’il jetait à sa chambre tenait lieu d’adieu, croyant qu’il la quitterait à tout jamais, ne sachant où son chemin le mènerait.
Ludion déverrouilla la porte.

Le Mystère doutait : sa nuit pâlit de nuages. Pourquoi doutait-il ?
Le Casanier regarda le Mystère, mais n’osa poser sa question.
« Regarde l’œuvre, et tu sauras. »
Ludion ouvrit la porte.

***

« LUDION » sort.

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© Morgan-Alexander Remy

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LUDION (2022), un film de Morgan-Alexander Remy
Avec Robinson Courtois et Clémence Guédron
Musique originale : Nicky Galliano

Date de sortie : le jeudi 15 septembre 2022

Informations sur le film

SUJET DU FILM :
Alors qu’il s’entête à chercher le repos dans ses jeux, un casanier fantasque doit échapper aux menaces qui l’assiègent.

RÉSUMÉ DU FILM :
Les muscles de Ludion tremblent. Pour les apaiser, il doit se divertir sans relâche, fuir toutes les causes d’angoisse. Mais dehors, la guerre civile fait rage, cruelle ; mais dedans, son amie Salomé le sermonne, réveille son désir, menace son harmonie. Ludion n’a pas d’autre issue que de se réfugier dans sa chambre et dans ses jeux, volets clos, verrous fermés, au milieu de ses déchets. Jusqu’au moment où, malgré ses efforts, son extravagante routine tourne court.

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